top of page

Janvier 2009. Toubab Dialow – Sénégal

RECIT D'UN CLANDESTIN

 

« - Comment t'as fais pour savoir ? T'y étais ? Parce que moi, je peux te dire, j'y étais dans la pirogue . J'ai été en Espagne. Et là, c'est un arrêt. On était dans des camions comme çà et on pouvait pas sortir à cause des policiers. Et l'arabe là, il fait le thé et jamais il nous en propose. »

 

Soury s'interrompt car un groupe de visiteurs entre dans l'atelier.

Je suis sculpteure, en résidence d'artiste à Sobo Bade, lieu paradisiaque, en promontoire sur la mer, dans le petit village de pécheur de Toubab Dialow, au Sénégal.

Sobo Badé est un lieu d'hébergement, d'art et de culture crée par le poète et dramaturge d'origine haitienne Gérard Chenet.

Ce lieu accueille souvent des artistes en résidence, parfois envoyé par l'UNESCO, surtout dans le domaine de la danse et de la musique. Gérard est aussi sculpteur. Intéressé par mon travail, il me propose une résidence d'artiste de 3 mois en décembre 2008.

Soury est un employé de l'espace Sobo Badé. Originaire de Casamance, au sud-est du Sénégal, il connaît très bien les chevaux et conduit la charrette transportant les matériaux, la nourriture du personnel... en fonction des besoins de l'Espace.

 

Ce matin là, je travaille une sculpture en terre. Inspirée par ces impressionnants camions Berliet que l'on croise sur les routes et ... souvent en panne, sur les bas-cotés, je réalise une scène avec un camion et son chauffeur qui disparaît jusqu'à la taille dans les entrailles de son véhicule, comme avalé jusqu'à mi-corps. A coté, un homme prépare le thé, un autre fait la sieste à l'ombre du châssis.

A l'arrière du camion sous la bâche, je ne sais pas pourquoi, j'ai placé une pirogue avec des gens à l'intérieur.

La réaction de Soury m'a ouvert les yeux. Pour lui, c'est une histoire d'exil.

Ici, même si personne ne m'a clairement parlé de son envie de partir, elle est si forte que je l'ai ressentie et, sans m'en rendre compte, exprimée en sculpture. J'apprendrai que régulièrement, des pirogues partent de Toubab Dialow pour tenter de rejoindre les Îles Canaries.

Cette mer si belle et ce climat de rêve sont une barrière et une prison pour ceux qui la regardent en rêvant à l'eldorado interdit qui se trouve de l'autre côté, mais, à qui ont interdit le droit d'en fouler le sol.

Le soir, j'invite Soury à boire un verre au restaurant « Chez Baby », sur la plage et je lui demande de bien vouloir me raconter son voyage en Espagne :

« - C'était fin 2002, début 2003, j'avais travaillé 2 ans sans prendre de congé dans un centre équestre tenu par des français.

(pour un salaire de 2000 Fcfa, 3€ par jour. La journée de travail normale est de 10h.)

J'ai pris l'avion jusqu'au Maroc, Casablanca. Là, j'ai répondu aux bonnes questions à la douane, j'ai dit que je venais en vacances. J'ai eu un visa de 3 mois.

De là, j'ai été à Rabat la capitale, dans un foyer de clandestin. Là, j'avais beaucoup d'amis. Tous les gens d'une même région, pour moi, c'était la Casamance, étaient cachés dans une maison que m'ont indiqué les guides (shanan). Comme j'avais le droit de circuler – beaucoup de gens restaient cachés par peur de la police- j'allais acheter les légumes au marché pour eux, pour cuisiner. J'ai prêté mon passeport à des gens pour qu'ils puissent aller au marché eux aussi. Les policiers marocains ne font pas la différence entre nous sur les photos de passeport.

Pour le loyer, tu dois payer 1000 dinars quand tu arrives pour le premier mois même si tu restes que 2 jours. Après, c'est 750 dinars par mois plus 500 dinars par semaine pour la nourriture.

C'est la famille au pays ou en Europe qui t'envoie l'argent en attendant que tu passes en Europe. Les gens sont là en attendant de trouver une solution.

 

- Est ce qu'il y avait aussi des femmes dans ce foyer ?

- A cette époque, il n'y avait pas beaucoup de femme. Quand j'y étais, il y avait une femme.

- Sur combien de personnes ?

- Sur 80 personnes environ et cette femme était enceinte alors elle avait beaucoup de succès. Tout le monde voulait être son mari

 

Moi, je suis resté un mois. Là, les guides ont réuni un combat, c'est à dire, un groupe de 25 personnes. Il y a 25 personnes dans une pirogue, c'est surchargé, c'est pour çà les accidents en mer.Les guides nous ont chargés dans le coffre d'une Land Rover.

 

- Combien de personnes dans la land Rover ?

- 25 personnes et ils mettent des bâches et des fers et ils ferment à clé .

- 25 personnes dans un coffre de land rover ?!

- Oui, si toi t'es costaud, tu t'assoies d'abord. Ensuite, un moins lourd sur toi et encore un autre.

- Et combien de temps dure le voyage ?

- 3 jours. Tu sais, c'est très grand, très grand le Maroc.

- Vous avez des arrêts de temps en temps ?

- Très peu car il faut pouvoir se cacher et y a pas un arbre, c'est le désert. Parfois pas la plus petite plante.

- Aux arrêts, vous sortez tous ?

- Non, il n'y a que ceux du dessus qui sortent pour permettre aux autres de se reposer dans le camion et ceux qui sortent font un trou dans la terre et ils s'allongent et s'entèrent. Ils laissent juste la tête sortie. Il y en a beaucoup qui meurent dans le désert. Si le guide se perd, il roule jusqu'à la fin du gas-oil. On est arrivé jusqu'à 60 km avant la mer et là, on a attendu que le temps soit bon pour prendre la mer.

- Combien de temps ?

-Là, ça dépend, il y en a qui attendent 3 semaines. Un mois même, que le capitaine de la pirogue décide que c'est le bon jour pour prendre la mer. Moi, j'ai eu de la chance, on a attendu qu'une semaine.

- Comment faisiez vous pour manger ?

-On avait 3 pains ronds par jour à partager en trois. Nous, on avait acheté du pain avant de partir mais au bout de 3 jours, on avait plus rien.

- Alors ?

- Des fois, si le guide il est sympa, on lui donne l'argent et il nous ramène le pain. Mais le pire Laure, c'est la soif. Même moi, j'ai souffert de la soif. On avait droit à un bouchon d'eau de bidon de 20 litres le matin et un autre le soir. Le dernier soir, mon frère il est tombé. On l'a porté dans la pirogue. Il y en a un autre, sa jambe était blessée d'être resté si longtemps sans bouger dans le land-rover.

- Comment vous avez fait pour ton frère ?

- Le dernier jour quand ils sont venus nous chercher pour prendre la mer, les marocains ils avaient amené des bouteilles et des bidons d'eau mais c'était pour eux, pas pour nous et on les a forcés à nous donner de l'eau. Mais tu sais, on ne peut pas faire comme on veut avec les marocains car ils ont des couteaux et des pistolets et si tu te révoltes ils te tuent et ils te laissent là.

Tu sais, les noirs qui essayent de passer en Europe, ils y en a qui meurent en mer, d'autres qui meurent dans le désert et d'autres qui sont tués par les marocains. Si tu te révoltes, ils te tuent et ils te laissent là.

- Vous avez pris une pirogue ?

- Oui, ils nous ont amené à la mer la nuit. Là, on a poussé la pirogue jusqu'à avoir de l'eau jusqu'à la poitrine et là seulement, ils ont démarré le moteur. Moi la mer je connais pas. Je sais pas nager. Ils démarrent la machine et si tu n'arrives pas à monter à bord, ils te laissent là. Il y avait 379 km jusqu'à l'Espagne : 3 jours de pirogue.
- Le deuxième jour, un bateau de la police est arrivé sur nous. Les marocains, ils se sont mis à courir.

- Tu veux dire, à accélérer avec la pirogue ?

- Oui, car les policiers espagnols quand ils attrapent les marocains qui amènent des clandestins, ils les frappent très fort.

- Et vous, ils vous ont frappés ?

- Non, nous les noirs, ils nous ont traités avec respect, ils nous ont soignés. Ils ont des hôpitaux très bien.
On s'est enfuis. Il n'y avait pas de lumière. Les marocains, ils ont coupés la lumière mais les policiers, ils ont des systèmes pour te trouver, même sans lumière. Ils étaient guidés aussi par l'hélicoptère.
Juste quand ils arrivaient sur nous, ils ont allumés les projecteurs. Les marocains, ils voulaient courir encore mais on les a empêché.

- Tu as dû avoir terriblement peur ?!

- Même aujourd’hui quand j'y pense, j'ai encore cette peur qui es tombée sur moi. On a eu tellement peur qu'ils nous tuent. C'est pourquoi, on a empêché les marocains de courir. Les policiers, ils ont tenus les marocains en respect avec leurs armes et ils ont lancés les cordes et on est monté.

- Et ensuite ?

- Après, je suis resté un mois dans un camp de réfugiés. Ils nous ont posé beaucoup de questions car à l'époque, ils faisaient la différence entre ceux qui venaient d'un pays en guerre et ceux qui voulaient seulement venir. Il fallait pas dire que tu venais du Sénégal. J'ai dit que je venais de Guinée.

- Ça n'a pas marché ?

- Non, car il y a des enquêtes très sérieuse.

- Et celui qui était blessé à la jambe ?

- Ils l’ont très bien soigné à l’hôpital.

- Et la femme enceinte ?

-Ah ! Elle a accouchée dans le camp de réfugiés, dans un hôpital très bien. L’enfant, dès le lendemain,
il avait des papiers espagnols.

- Ils sont restés en Espagne ?

- Oui. Elle, son mari et le bébé. Les Espagnols ont juste demandé s’ils avaient de la famille pour les accueillir.

- Et les autres ?

- Sur 25, il y en a 12 qui sont restés.
– Parce qu’ils venaient de pays en guerre ?
–  Oui, du Congo, de Guinée, de Sierra-Leone.

- Et toi ?

- Au bout d’un mois, ils nous ont ramenés dans des petits avions de 25 personnes.

- Qu’est-ce que tu ressentais ?

- J’ai pleuré, tu sais, pour tout cet argent dépensé pour rien. Pour la perte de confiance de ma famille en
moi.
Quand je suis rentré, mon ancien employeur m’avait remplacé. Il voulait plus de moi alors que j’avais travaillé plus de 10 heures par jour pendant 2 ans sans prendre de congé. Si Gérard ne m’avait pas embauché, je serais devenu fou.

– Combien cela t’a coûté, ce voyage ?

–  1 000 000 de francs CFA (environ 1 530 €) même plus ! C’est la famille qui se cotise pour payer. Mon
petit frère qui est en Espagne, il a envoyé 500 000 (francs CFA).

- Tu recommenceras ?

– Hé ! Il y en a beaucoup qui recommencent. Ils sont renvoyés au Maroc ou en Mauritanie et ils recom-
mencent, mais moi, si je repars, ce sera avec des papiers en règle.

- Pourtant ici, on peut faire énormément de choses avec 1 million de francs CFA.

- T’as raison. Moi si on me donne 500 000, je commencerais à voir ce que je peux faire ici. Mais tu sais, nous on a tous l’image de ceux qui sont partis. Ils reviennent au bout de quelques années et ils font construire des maisons. Moi, je travaille ici depuis 10 ans et je ne peux même pas acheter un bout de ter-
rain. Je ne suis pas retourné voir ma famille en Casamance depuis 1 an et demi.

- Et ta femme, tu ne peux pas la faire venir ici ?

- Hé... Moi je suis ici comme je serais en Espagne. Je travaille pour le soutien de la famille. Ce que je gagne,
c’est pour eux. Nous, c’est pas comme vous. Ce qu’on gagne, c’est pas pour nous et on peut pas faire autrement.

​

Soury est un jeune homme de 35 ans très vif, très gentil et très travailleur, fils de paysans de Casamance. Il y a deux chevaux au Centre : Sobo et Badé qui travaillent à tour de rôle. Bien qu’il dise ne plus vouloir repartir en Europe, Soury tente sa chance en faisant la cour aux touristes femmes qui montent parfois dans sa charrette pour aller visiter le lieu que construit Gérard dans la brousse à quelques kilomètres du centre.

​

Mais il y a une forte concurrence. Le tourisme sexuel fonctionne bien au Sénégal. On voit traditionnelle-
ment de jeunes Africaines avec des hommes blancs âgés, mais il y a aussi beaucoup de femmes françaises d’un certain âge qui viennent ici et qui sont très sollicitées par de beaux Sénégalais, pour qui draguer les femmes blanches sur la plage est la seule occupation, contrairement à Soury qui lui travaille toute la journée. Ils s’appellent entre eux des antiquaires.

​

Lorsque je suis retournée au Sénégal, en 2010, Soury était décédé.

De quoi ? Difficile de savoir. « Il avait mal à la tête alors il est reparti en Casamance ». Peut-être un
mauvais palu et il est difficile de se soigner quand on gagne 2 500 francs CFA (3,80 €) par jour, que cela suffit tout juste à se nourrir et qu’en plus, on en donne une partie à la famille.

​

bottom of page